Boualem Sansal, diplomatie, Conseil Constitutionnel, dépenses publiques, son projet : retrouvez l’intégralité de son interview.

DIEU DANS LES YEUX. Son catholicisme, l’esprit Charlie, le débat sur la fin de vie… Pour la première fois, David Lisnard se confie sur ses interrogations spirituelles pour Le Point.
Président de l’Association des maires de France, le maire de Cannes David Lisnard est de plus en plus présent sur la scène nationale, et son nom revient désormais à chaque changement gouvernemental. Avec 2027 en ligne de mire, il ancre dans le pays son mouvement Nouvelle Énergie, multiplie les rencontres avec les Français et arme son projet pour renouveler le logiciel de la droite.
e fougueux quinquagénaire, libéral et pragmatique, aligne les propositions de façon ciblée, sur l’inflation normative, le poids de la bureaucratie, l’insécurité, l’incivisme, la culture, le latin à l’école… Mais il ne s’était jamais confié sur un sujet intime : sa relation au spirituel. Il le fait dans cet entretien pour la première fois, de façon très personnelle, et sans éluder les questions qui fâchent, notamment le débat sur la fin de vie, qui doit revenir bientôt devant l’Assemblée nationale.
Le Point : Vous menez une action politique qui met en avant le pragmatisme et l’efficacité. Portez-vous un intérêt au spirituel ?
David Lisnard : Oui. Les deux, bien évidemment, ne sont pas incompatibles. Plutôt que de pragmatisme, je préfère parler, pour l’action municipale et mon projet politique, de réalisme. Et la spiritualité permet de mieux appréhender la réalité en la rattachant à un sens. Par exemple, rénover un beau bâtiment historique est à la fois très concret et lié à une transmission, à une âme collective. Mener une politique sociale fine et individualisée renvoie à des valeurs, un esprit commun. L’être humain n’est pas que matériel, qu’un allocataire ou un consommateur. La nation, selon l’acception habituelle que l’on retient de Renan, est un souffle collectif, un destin et un avenir communs, mais aussi un héritage. Le civisme, essentiel pour qu’une société tienne, a besoin de cohérence civilisationnelle entre les individus qui composent le groupe. Inversement, une spiritualité qui ne serait pas ancrée dans une réalité agissante deviendrait inhumaine. Car la politique est par essence le domaine des choses concrètes.
La spiritualité est une dimension importante pour vous ?
Oui, elle est importante. Mais de l’ordre de l’intime. J’essaye de rester pudique dans mon expression de ces questions. Mon rapport à la religion a connu des hauts et des bas. J’en parle ici pour la première fois parce que je pense que quelqu’un qui est mandaté par des citoyens n’a pas à esquiver et cacher qui il est. Mais avec beaucoup de précautions. Il ne s’agit pas d’exhiber une intimité, mais plutôt de révéler une part d’intériorité, ce qui aide à la connaissance de la personne que je suis pour ceux qui m’ont mandaté. La relation de confiance avec les habitants vient de la constance de l’action, et celle-ci dépend de l’intériorité que vous cultivez. Dans la vie politique, il faut sans cesse s’adapter aux circonstances tout en restant soi-même. Et la spiritualité aide à y parvenir.
D’où vous vient cette inclination pour le spirituel ? De votre éducation ?
J’ai reçu une éducation religieuse catholique. Ma mère va régulièrement à la messe, sans être « cul béni ». Elle a beaucoup de pudeur par rapport à ça. Mon grand-père paternel était très pratiquant et il m’arrivait, à Cannes, de l’accompagner à l’église du Suquet ou à la chapelle de la Miséricorde. Petit, je fréquentais l’église Saint-Pierre à Limoges. Disons que j’ai reçu le catholicisme en héritage, un héritage évident, a minima culturel. Et je n’oublie pas que le christianisme fait partie de notre patrimoine commun depuis Clovis.
Vous avez été scolarisé dans un établissement public ou privé ?
J’ai été élève exclusivement à l’école publique et laïque. Jamais dans un établissement privé. Mais j’allais à l’aumônerie jusqu’en classe de troisième. Si je suivais les cours de catéchisme, ceux-ci présentaient pour moi un attrait surtout philosophique. J’ai été baptisé, j’ai fait ma communion, ma profession de foi, ma confirmation. Mais, à l’époque, j’étais davantage attiré par le punk, le rock et les filles. Je m’intéressais davantage aux seins des femmes qu’aux saints canonisés.
Aujourd’hui, vous allez à la messe ? Il vous arrive de prier ?
Oui.
On vous sent réticent à parler de religion…
C’est vrai. Il y a un certain embarras. D’abord, vis-à-vis de moi-même, par pudeur, comme je vous le disais. Et je n’aime pas du tout la dérive exhibitionniste qu’a prise la politique. Ensuite, vis-à-vis des autres : je veille avec attention à ce que cette intériorité n’exclue pas les autres. Élu, je dois servir chacun avec impartialité. Pour moi, la spiritualité peut prendre des formes multiples. Elle peut être religieuse, et celle-ci appartient aux croyants en Dieu. Mais il existe aussi une spiritualité commune, quelles que soient les croyances des uns et des autres, qui permet la concorde, favorise un sentiment d’appartenance à la nation et permet aussi de résister à l’adversité ou à l’oppression. Si nous vivions en France ce que vivent les Ukrainiens actuellement, serions-nous en capacité de faire face ?
Que voulez-vous dire ? Que nous avons perdu nos forces spirituelles ?
Bien sûr, en tout cas, on se pose la question. Comme le pape Jean-Paul II déjà, en 1980, nous l’avait posée, en nous interpellant lors de sa grande messe au Bourget : « France, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » Je ne suis pas exclusif dans la transcendance. La transcendance républicaine, cela existe aussi. Il me semble que les deux spiritualités, religieuse et républicaine, peuvent s’entendre. Mais sachons considérer ce que nous devons au christianisme ! La notion de dignité humaine et d’universalisme nous vient de cet héritage. Ce n’est pas pour rien si les deux pays qui ont une approche universelle, à savoir la France et les États-Unis, sont pétris de religion. Cela risque de faire mal aux bouffeurs de curés, mais il faut bien souligner que l’universalisme républicain qui doit tous nous rassembler se situe dans la lignée de la parole de Jésus.
Dans le christianisme, les êtres humains sont égaux car ils ont été créés à l’image de Dieu. Et inversement, puisque Dieu s’est fait homme. C’est toute la grandeur du mystère de l’incarnation. Il n’y a pas de hiérarchie entre les peuples et les individus, ce qui tranchait à l’époque avec l’organisation des sociétés gréco-romaines. Le christianisme met l’accent sur la personne humaine. « Aime ton prochain comme toi-même », enseigne-t-il. Ou encore : « Aimez vos ennemis », comme on peut le lire dans l’Évangile selon Matthieu. J’aime beaucoup la parabole du bon samaritain, elle renvoie à la responsabilité individuelle, qui doit être plus forte que les étiquettes et les hiérarchies sociales. Les notables religieux ne reçoivent pas plus de compassion de la part du Christ que le dernier des derniers.
Vous devenez de gauche ?
Les Évangiles ne sont ni de gauche ni de droite : ils sont universels. Je suis un libéral et, pour vous provoquer, je pense que Jésus l’était aussi, comme l’avait écrit Charles Gave. Le texte sur le bon samaritain met l’accent sur le volontarisme individuel. La parabole des talents fait l’apologie de l’investissement et du risque. Tout comme celle des ouvriers de la 11e heure, où l’on voit un propriétaire terrien rémunérer ses ouvriers dans une approche contractuelle. C’est libéral comme approche, non ? Et puis, la gauche serait-elle la seule à pouvoir parler de dignité et de liberté ? Je ne crois pas. L’Histoire nous prouve d’ailleurs le contraire.
Que pensez-vous du pape François ?
Sa nécessaire et pertinente prise en compte à l’échelle planétaire des réalités démographiques et spirituelles actuelles ne doit pas lui faire moins aimer l’Occident en général, la France en particulier, que le reste de l’humanité. J’avoue que j’étais impressionné par les textes puissants de son prédécesseur Benoît XVI.
Vous avez beaucoup lu de textes religieux ?
Je m’y suis intéressé avec l’âge, à partir de 25-30 ans. J’ai lu les Évangiles à deux reprises, enfant, puis plus récemment, ainsi que les Actes des apôtres. Saint Jean et saint Augustin, ce sont des écrits d’une poésie sublime qui ouvre à l’élévation. L’Apocalypse de Jean est un texte étourdissant de beauté, d’une densité qui le rend presque sensoriel. J’ai pour devise la formule de saint Augustin : « Avance sur ta route, car elle n’existe que par ta marche. » C’est une phrase belle, juste et qui, en plus, célèbre la responsabilité individuelle.
Y a-t-il d’autres auteurs chrétiens que vous appréciez ?
Georges Bernanos, évidemment, que je relis en ce moment. La Joie, Sous le soleil de Satan, Le Temps des robots, Le journal d’un curé de campagne… Magnifique ! J’apprécie aussi le dialogue inachevé qu’entretient avec la religion Michel Onfray l’athée. L’introduction à son petit livre Patience dans les ruines. Saint Augustin Urbi et Orbi, je rêverais de l’avoir écrite. Je garde une émotion de lecteur à propos de La Nuit de l’extase de Xavier Patier, un écrivain qui est aussi directeur général d’une collectivité publique. Le Pascal et la proposition chrétienne de Pierre Manent m’a fortement intéressé.
Pour quelles raisons ?
Parce que de façon analytique et rationnelle, Pierre Manent démontre la persistance de l’approche pascalienne des dogmes chrétiens et l’influence qu’ils continuent d’exercer dans la société européenne, comme substrat civilisationnel.
Vous ménagez-vous des espaces d’intériorité ?
Dès que je le peux. Je les trouve dans la lecture, je lis tous les jours ou plutôt les nuits. Mais aussi dans l’action quotidienne. Dans les rencontres avec les gens, il y a des moments de grâce. C’est ce que j’aime dans l’exercice du mandat municipal. L’intériorité, on peut la trouver et la cultiver partout. En allant à la messe, on peut tomber sur une homélie qui vous parle, se laisser émouvoir simplement par un rayon de soleil sur un vitrail. J’ai un côté panthéiste chrétien. Je peux trouver Dieu dans une forêt, une montagne, en marchant en bord de mer, dans la beauté d’un opéra de Mozart, dont les agencements dépassent la condition humaine, comme dans un morceau des Clash.
Par les fenêtres de votre bureau, à la mairie de Cannes, vous pouvez apercevoir les îles de Lérins, et leur merveilleuse abbaye. Vous est-il arrivé d’y faire une retraite ?
Oui, une fois, avant de prendre mon mandat de maire. Je ne peux pas affirmer qu’il y eut un avant et un après cette retraite, mais ce fut un beau moment.
Avez-vous regardé la cérémonie d’ouverture de Notre-Dame de Paris ?
Non, je l’avoue, parce que j’étais parti dans un pays voisin participer à une compétition de course à pied. J’en ai vu des extraits. J’aime bien la communion mais j’ai du mal avec les grandes messes.
Le spirituel peut-il réarmer la pensée politique, qui semble en panne d’idées et d’énergie ?
Oui, si l’on ne tombe pas dans une mystique, et que l’on reste dans une démarche tournée vers l’humain et universelle. Pour moi, un individu qui ne cultive pas de spiritualité est sec. Individuellement et collectivement, on a du mal à s’élever sans espérance, charité et foi, qui sont les trois vertus théologales. Mais, je le répète, je ne borne pas le spirituel à la dimension religieuse. La France est une transcendance.
La laïcité est-elle menacée en France ?
Oui, bien sûr et hélas. La laïcité est précieuse car, si elle ne fait pas une spiritualité commune, elle garantit la liberté religieuse comme la neutralité de l’État et le respect, au-dessus de toutes les croyances, des principes et règles de la République française. Bien comprise et bien vécue, elle est un outil de liberté, d’égalité et de fraternité, donc d’esprit républicain, commun, de cohésion nationale et de protection d’un mode de vie propre à la France. La laïcité est attaquée à l’extérieur par les Anglo-saxons, qui ne la comprennent pas, et à l’intérieur, par tous les séparatismes. Le plus dangereux est bien sûr l’islamisme, car il est lié à la dynamique démographique de l’immigration et à une théo-idéologie très organisée et totalitaire.
Vous avez été l’un des premiers maires en France à interdire le burkini sur les plages, c’était à l’été 2016. Comment percevez-vous en tant que maire aujourd’hui la montée de l’islamisme ?
Chacun doit pouvoir vivre sa foi. Mais celle-ci ne doit pas créer de troubles à l’ordre public et s’imposer aux autres, ainsi évidemment qu’aux lois. Elle doit respecter le contrat social français, à savoir que nous devons tous vivre dans « une décence commune », selon la formule d’Orwell. Nous avons éradiqué dans ma ville la pression du burkini dans les piscines municipales, mais on voit bien que les comportements communautaristes et les réflexes identitaires se généralisent. Le séparatisme est une réalité. Les organisations islamistes, et notamment les Frères musulmans, font un travail méthodique pour imposer leur mode de vie en France. On le constate dans les clubs de sport, dans les espaces publics. Une logique de conquête est à l’œuvre. Elle doit être implacablement contrée, sans les autoflagellations et débats sur le sexe des anges dont nous avons le secret en France.
Ce qu’on a appelé « l’esprit Charlie » relève-t-il d’une spiritualité laïque ?
Dans une certaine mesure, oui, car cela renvoie à l’adhésion à des principes républicains et traits d’esprit français qui réunissent des individus divers. C’est une forme de spiritualité commune donc, autour de la liberté d’expression, de la liberté religieuse, mais aussi de celle de se moquer de la religion, de la tolérance, de l’acceptation de l’offense sur les croyances, d’une culture de la raillerie et de la caricature, qui sont le fruit à la fois d’une longue et tumultueuse histoire française et d’une approche de la laïcité qui contribue à garantir tout cela.
Plutôt que de « spiritualité laïque », expression qui peut prêter à confusion, je préfère donc parler de l’attachement collectif à une forme française et républicaine d’universalisme, forgée dans le cadre d’une société effectivement laïque, qui relève d’une adhésion commune à des droits et des devoirs, à un mode de vie, en transcendant les croyances personnelles.
Enfin, je l’ai dit et je le redis : si je n’apprécie pas toutes les caricatures de Charlie Hebdo, et certaines peuvent me choquer profondément, c’est précisément parce que je veux pouvoir être choqué que « je suis Charlie ». C’est dans un pays où la liberté religieuse est garantie et où la liberté d’en rire – y compris avec mauvais goût – l’est tout autant que l’esprit Charlie prend tout son sens.
Faut-il relancer la proposition de loi sur la fin de vie, comme le veut la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet ?
C’est un sujet difficile et délicat. J’ai été confronté récemment chez moi à cette situation bouleversante de fin de vie très douloureuse pendant plusieurs mois. Cela a forgé ma conviction : je ne suis pas favorable à une telle loi. Introduire un droit à l’aide active à mourir ne serait pas une simple modification législative, mais un basculement anthropologique majeur. Les exemples étrangers montrent que même avec les meilleures intentions, ces dispositifs engendrent des dérives inquiétantes (en Belgique, au Canada, en Suisse) et, je crois, graves. La loi Claeys-Leonetti offre un cadre équilibré. Elle garantit un respect fondamental de la dignité humaine, sans pour autant franchir des frontières éthiques dangereuses, comme l’euthanasie ou le suicide assisté qui en est une forme.
Aujourd’hui, l’urgence est de répondre à une carence dramatique : seulement 50 % des besoins en soins palliatifs sont couverts. Avec 7 500 lits dédiés et un déficit d’au moins 4 000 lits spécialisés, des milliers de familles voient leurs proches privés d’un accompagnement digne. À cela s’ajoutent des disparités territoriales inacceptables : à la fin de 2023, 21 départements n’étaient toujours pas dotés d’unités de soins palliatifs. Investir dans l’accompagnement humain, le soulagement de la douleur et la recherche médicale est une responsabilité sanitaire et éthique que nous ne pouvons esquiver.
Permettez-moi une dernière réflexion : je n’apprécie pas du tout l’expression « droit à mourir dans la dignité » qu’ont réussi à imposer dans le débat les promoteurs de l’euthanasie – terme d’ailleurs qu’ils ne prononcent jamais. Quand j’ai accompagné un de mes parents à l’agonie en fin de vie, quand aussi je vois dans les Ehpad de ma ville des personnes âgées en dégénérescence physique ou en état de démence, je ne vois pas des personnes indignes, mais des personnes humaines, à soutenir. L’indignité n’est pas là, elle est dans nos lâchetés quotidiennes ou nos comportements de duplicité. Et pour revenir à la fin de vie, ce qui est indigne est de ne pas traiter la souffrance, et là-dessus ceux qui proposent une nouvelle loi ont été utiles en nous obligeant à regarder cette réalité. Techniquement, nous pouvons supprimer la souffrance de la personne en fin de vie, et nous le devons moralement. Ce que permet la législation actuelle.
L’agonie, la dégénérescence de l’être aimé ne doivent pas conduire à la facilité de l’euthanasie. Et puis, qui décide d’appuyer sur le bouton ? J’ai vu un malade âgé demander au summum de ses souffrances à ce qu’on l’aide à partir, puis être de façon inattendue en rémission et dire à ses enfants qu’il avait retrouvé la joie et le goût de vivre. C’est la souffrance de la personne à l’agonie, le problème.
Notre devoir est de construire une société qui honore la dignité humaine, non en abandonnant ses membres dans leur vulnérabilité, mais en les entourant de soin et de soutien.
Quelle est votre position à propos des polémiques qui reviennent régulièrement sur les racines chrétiennes de l’Europe ?
Ce sujet ne fait polémique que dans certains milieux. J’ai autour de moi des croyants de toutes religions, des agnostiques, des athées, et, pour tous, la question est entendue : les racines chrétiennes de l’Europe sont indéniables, une évidence à assumer et perpétuer. Mais elles ont été nourries par l’apport d’autres cultures. Donc en parler dans un texte institutionnel nécessiterait des compléments. L’essentiel est ailleurs. J’aime parcourir mon pays, et je vois les fruits qu’a donnés cet arbre qui plonge ses racines dans le christianisme. Ces clochers que l’on voit partout en France et ces carillons que l’on entend, nos valeurs universelles, la capacité d’acceptation de l’autre, tout cela nous vient essentiellement du christianisme, ne l’oublions pas.
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Retrouvez le grand entretien de David Lisnard pour le magazine La Tribune.

«Je m’oppose à tout impôt local sur le revenu»
EXCLUSIF Le 106ª Congrès des maires souvre ce mardi porte de Versailles à Paris. Le président (LR) de l’association des maires de France alerte sur l’état des finances. Pour la troisième année consécutive, le président de la République Emmanuel Macron ne viendra pas clore le Congrès des maires, qui rassemble jusqu’à 10 000 édiles. À sa place, le Premier ministre Michel Barnier devra rassurer des élus locaux, très inquiets sur leur avenir.
LA TRIBUNE DIMANCHE — De Bordeaux à Besançon, les maires affichent leur colère sur leur façade. Jugez-vous ces méthodes efficaces et légitimes ?
DAVID LISNARD — Je suis pour la liberté d’expression, y compris celle des maires.
Quant à l’efficacité de cette démarche, elle dépendra de la réponse de l’État qui, je l’espère, saura être à l’écoute de cette mobilisation.
En tant que maire de Cannes, vous avez annoncé le report de la dernière phase de réaménagement de la Croisette pour cause de prélèvement de l’État, tel que prévu dans le PLF. Est-ce une petite musique qui pourrait se faire entendredans d’autres communes ?
Cela risque surtout d’être une grosse symphonie. Les prélèvements annoncés représentent en moyenne plus de 20 % des capacités d’autofinancement des mairies. Le report des travaux est donc motivé par ce contexte national mais aussi par un facteur local, les tarifs des entreprises étant plus élevés que prévus. Il y a dix ans, j’ai pris l’engagement devant les citoyens de baisser la dette chaque année et de faire preuve d’une totale sobriété fiscale. Nous le respectons scrupuleusement.
Aujourd’hui, nous avons dans la strate la taxe foncière la plus basse de France avec Boulogne-Billancourt. Notre capacité d’autofinancement a été multipliée par huit malgré un taux de pauvreté de 21 %. On ne peut pas être maître de son destin si on ne tient pas les comptes.
Quid de la suppression de la taxe d’habitation ?
Dès l’annonce du candidat Macron en 2007, l’AMF avait annoncé que, sans remise en question globale de la fiscalité, cela impliquerait soit des prélèvements ailleurs, soit de la dette supérieure de l’État. Aujourd’hui, nous sommes tous convaincus qu’il faut rétablir les comptes publics, et constatons que plus l’État prélève, moins il a les moyens pour son action régalienne. Certes, il existe des collectivités mal gérées. Ce n’est pas pour autant qu’il faut mettre tout le monde sous tutelle. Le total de la dette des collectivités représente 8,9 % de la richesse nationale – contre 9,2 % il y a trente ans -, alors que nous avons toujours plus de charges transférées par l’État : 19 milliards d’euros pour l’entretien des digues, la moitié du ferroviaire, l’accueil des enfants handicapés, la petite enfance, La Poste… Quand la dette de l’État est multipliée par trois, celle des collectivités est stable et faible, et c’est une dette d’investissement, remboursée en capital et en intérêt. Nous restons le pays de l’OCDE où le taux de prélèvements obligatoires est le plus élevé, où il y a le plus de dépenses publiques, et où la part des prélèvements et des dépenses des collectivités dans ce total est la plus faible.
Comment inverser la tendance ?
Le centralisme ne fonctionne pas. Il entrave l’action et génère des déperditions d’argent. Les contribuables, les usagers et les agents du service public sont pénalisés. Il est temps de raisonner en performance et en résultat.
Il faut changer la culture du service public…
Si vous voulez réduire la dépense, il faut baisser les charges qui nous sont imposées.
Le coût des normes supplémentaires sur les collectivités est de l’ordre de 4,1 milliards d’euros sur deux ans, selon le Conseil national d’évaluation des normes [CNEN]. Par exemple, l’obligation des thermostats dans les bâtiments publics va coûter 1,1 milliard d’euros. Sans parler des organes de l’État qui se contredisent entre eux et qui induisent des dépenses d’études sans fin.
Faut-il restaurer la taxe d’habitation ?
Je suis contre le retour à la taxe d’habitation telle qu’elle était tout comme je m’oppose à tout impôt local sur le revenu. Cela se ferait encore au détriment des classes moyennes et des propriétaires. Le débat sur une contribution locale universelle devra avoir lieu, mais pas au moment où l’État « affamé » de recettes vote son budget. Et commençons par rendre plus performants les services publics.
Comment ?
En instaurant partout de la liberté et de la responsabilité individuelle. Avec mon parti Nouvelle Énergie, c’est au cœur du projet que nous élaborons et qui repose sur une grande clarification des missions de chaque administration. Le lien entre l’impôt et la dépense doit aussi être clair, pour que les habitants ne se comportent pas en consommateurs de service public mais en coresponsables. Il faut désintoxiquer la classe politique et la société de l’intervention publique.
Concrètement ?
Pour chaque dépense, se poser trois questions : est-ce qu’on peut faire moins cher, est-ce qu’on fait faire par le secteur concurrentiel, est-ce qu’il faut faire ou supprimer ? Il n’y a pas de fatalité au délitement des services publics. Le PLF 2025 relève de la même mécanique que celle qui nous a emmenés hier dans le mur avec les mêmes mesures. Dès l’hiver 2020-2021, j’ai dit qu’il fallait sortir du quoi qu’il en coûte.
Prenons l’exemple des aides aux entreprises. À titre personnel, je considère que les crédits d’impôt, les exonérations de charges et les subventions sont inutilement consommateurs d’argent public. Supprimons tout cela et réduisons d’autant les prélèvements aux entreprises. Cela supprimerait des procédures bureaucratiques et éviterait le capitalisme de connivence. Les élus sont entravés dans leur action par l’accroissement des contraintes bureaucratiques.
Au congrès la semaine prochaine, vous organisez avec les ministres Daragon et Retailleau un « Beauvau des polices municipales ». Pourquoi ?
Les effectifs des polices municipales ont crû de 36 % depuis dix ans. Par nécessité. La nuit, par exemple, il n’y a quasiment plus de police nationale. Gérald Darmanin disait : « Il faut mettre des caméras », mais c’est un investissement matériel des communes et il nécessite l’embauche d’agents derrière les écrans. Les agressions sur la voie publique ont augmenté de 63 % depuis sept ans. Pis, les agressions à l’arme blanche sont quasi quotidiennes et en croissance exponentielle. Le régalien doit être assuré par l’État, et parallèlement il faut tenir compte des réalités en milieu urbain en donnant la possibilité aux polices municipales de faire des contrôlesd’identité, de lutter en flagrance contre la délinquance du quotidien, les voitures volées, les personnes dangereuses, etc.
Le maire n’est-il pas déjà officier de police judiciaire ?
En réalité non, ou que sur un domaine très restreint qui tient à la salubrité et à l’urbanisme. Ainsi, la récente loi qui autorisait la police municipale à dresser des PV en cas de consommation de stupéfiants a vu cette disposition annulée par le Conseil constitutionnel.
Vous a-t-il promis quelque chose pour la sécurité des élus ?
Depuis deux ans, les agressions contre les élus ont bondi de 50 %. Nous avons obtenu par la loi du 21 mars dernier que cela soit considéré circonstance aggravante, comme pour les autres dépositaires d’une autorité publique. Mais, le problème en France est dans l’effectivité des poursuites.
Ces violences sont-elles responsables des démissions croissantes des maires ?
C’est le deuxième ou troisième motif de démission. Si nous assistons à 41 démissions par mois – le double par rapport à la précédente décennie -, c’est d’abord en raison des difficultés croissantes à agir. Les élus sont entravés dans leur action par l’accroissement des contraintes bureaucratiques.
Ces procédures et les coupes dans vos budgets permettront-elles de tenir malgré tout l’objectif de neutralité carbone en 2050 ?
Dépenser plus et baisser les dépenses… Cela fait partie de ces injonctions contradictoires, à l’image de la politique de zéro artificialisation nette [ZAN] des sols qui contrevient à la construction de logements. On pourrait trouver quelques moyens en réduisant le nombre d’organismes publics qui interviennent dans le domaine environnemental… L’Institut de l’économie pour le climat [I4CE], qui fait un travail crédible et sérieux, nous dit que, de 2020 à aujourd’hui, les collectivités sont passées de 3,5 à 9 milliards d’euros d’investissements par an pour atteindre cette trajectoire et que désormais il faudrait passer à 19 milliards d’euros par an. Aujourd’hui, le gouvernement est en apnée politique et budgétaire.
Au vu de vos exigences et des choix faits par le gouvernement, qui compte des macronistes de la première heure, êtes-vous à l’aise dans votre soutien à Michel Barnier ?
J’ai ma liberté d’expression, qui a d’ailleurs toujours prévalu à l’AMF. Aujourd’hui, le gouvernement est en apnée politique et budgétaire. Et il est certain que le spectacle à l’Assemblée nationale peut donner envie de soutenir le gouvernement Barnier. Cela étant, si on veut éviter les extrêmes et redresser le pays, il va falloir une radicalité dans l’action, comme l’a fait Raymond Poincaré durant l’entre-deux-guerres, comme aussi le général de Gaulle en 1958. C’est le sens de ma proposition libérale, fondée sur la décentralisation et la subsidiarité.
Comment jugez-vous les premiers mois du Premier ministre ?
C’est un homme soucieux du dialogue et du respect des autres. C’est très appréciable, ça nous change. Maintenant, au moment où je vous réponds, je ne désespère pas de faire évoluer ce projet de budget… Comme disait Pierre Mendès France, « il ne faut jamais sacrifier l’avenir au présent ». Or, un budget qui, aujourd’hui, se fonde essentiellement sur des prélèvements supplémentaires qui vont porter atteinte à la compétitivité du pays et à l’investissement, cela équivaut à sacrifier un avenir proche. Il faudra donc changer de politique.
À l’Assemblée, l’exécutif s’appuie sur un « socle commun » qui associe votre famille politique, Les Républicains, à Renaissance, Horizons et le MoDem. Après avoir dénoncé le bilan d’Emmanuel Macron, voilà la droite contrainte de travailler avec ceux qui en sont comptables…
Le socle s’avère plutôt mouvant… J’avais été le premier à dire, au lendemain du second tour des élections législatives, qu’il ne fallait pas participer aux gouvernements précédents. Pour autant, à l’issue de ce scrutin, la donne a changé. Il n’y avait plus de majorité et donc d’opposition en attendant la nomination d’un gouvernement. Je pense que Michel Barnier a été un bon choix pour Matignon et on ne peut pas lui reprocher d’essayer de régler les problèmes du pays. Cela implique de résister à Bercy. Or, pour l’instant, c’est le ministère des Finances qui a la main. Quand j’entends des ministres comme Jean-Louis Thiériot, Laurence Garnier ou Sophie Primas [adhérentes de Nouvelle Énergie], je m’y retrouve, mais nous sommes au bout d’un système. Je comprends que dans l’urgence il faille le rafistoler, mais il faut passer à autre chose parce que, après quarante ans de social-étatisme, ce système ne fonctionne plus.
Lorsque Laurent Wauquiez, chef des députés LR, déclare sur TF1 que le gouvernement revalorisera en partie les retraites au 1er janvier, contrairement à ce qui avait été annoncé initialement, n’est-ce pas perpétuer ce que vous dénoncez ?
Il aurait d’abord fallu appliquer immédiatement la réforme de l’assurance chômage du précédent gouvernement. C’est une erreur de l’avoir interrompue. Sur les retraites, il est plus que temps de se poser la question du coût de l’avenir du système. Je suis de moins en moins seul à l’écrire et à le dénoncer, mais nous ne pouvons plus porter un système par répartition qui est, de fait, une pyramide de Ponzi qui va planter les cotisants actuels et les futures générations. Il faut garder une part de répartition uniquement pour le minimum vieillesse et, à côté, instaurer un système de capitalisation obligatoire. C’est la seule façon de garder, à terme, un niveau décent de retraite, tout en assainissant nos comptes publics et en recapitalisant notre économie. Depuis 1958, 34 % de l’augmentation de la dette publique est liée aux retraites.
Votre nom a brièvement circulé pour Matignon. Qu’auriez-vous fait différemment de Michel Barnier ?
Lorsqu’on s’est parlé, j’ai dit à Emmanuel Macron la manière dont je voyais la possibilité de gouverner le pays. L’essentiel dans ma vision est de permettre à chaque Français de disposer de la propriété d’un capital individuel d’instruction et financier. C’est ainsi qu’on redressera le pays. Je crois que beaucoup de Français ont compris que notre État providence était à l’agonie, qu’on ne peut plus accepter le délitement régalien, qu’il nous faudrait une immigration strictement réduite aux besoins de travail… Je pense donc qu’on peut davantage s’appuyer sur l’opinion. Je suis favorable à la pratique du référendum. J’en ai trois ou quatre en tête, sur lesquels nous avions travaillé avec François Fillon, dont un sur l’immigration. Je l’ai évoqué avec le président de la République. Sauf que cela implique de forcer la main du Conseil constitutionnel, qui veut bloquer le référendum. Le général de Gaulle a su le faire en 1962. Je porterai ma propre voix pour préparer la présidentielle de 2027 et pour apporter mes idées.
Laurent Wauquiez a été chargé de la « refondation » des Républicains, votre parti, et se prépare à en récupérer la présidence après le départ d’Éric Ciotti. Est-ce que vous le soutiendrez ?
Désormais, quel que soit le cas de figure, je porterai ma propre voix pour préparer la présidentielle de 2027 et pour apporter mes idées. Nous verrons qui, demain, pourra être leader et s’imposer dans les intentions de vote.
Serez-vous candidat à la présidence de LR ?
J’attends de voir le calendrier, ce qui sera proposé par les uns et les autres, et les conditions de l’élection. On peut être plein de bonnes intentions et d’esprit constructif sans être forcément naïf.
Laurent Wauquiez est-il le mieux placé pour conduire la droite en 2027 ?
Il en a des dispositions. Sauf qu’on constate aujourd’hui une absence de leadership et une parcellisation, un éclatement de l’offre de droite. Il faudra donc, à terme, que l’opinion se cristallise autour d’un candidat ou d’une candidate. Pour cristalliser, gagner les élections puis bien diriger le pays, il faut d’abord renforcer notre corpus idéologique, et non chercher à plaire à telle ou telle clientèle électorale. Ce que je propose pour nourrir ce corpus, à travers Nouvelle Énergie, est assez radical et puissant.
Une primaire aurait-elle du sens sans l’inclusion d’autres candidatures issues du centre droit, comme celle d’Édouard Philippe ?
C’est comme la phrase de Churchill sur la démocratie : la primaire est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Le premier tour de l’élection présidentielle ne peut plus être notre primaire, comme c’était le cas avant les années 2000. Avant, on pouvait se permettre d’avoir un Barre et un Chirac sur la ligne de départ, ou un Chirac et un Balladur. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. François Fillon n’a pas perdu en 2017 à cause de la primaire. Il a quand même fait 20 % au premier tour. Je ne suis pas un fan de la primaire, mais pour l’instant il n’y a aucun candidat qui émerge. Si rien n’évolue, il faudra donc un système ouvert qui permette de clarifier et légitimer l’offre.
Un éclatement des candidatures de droite et du centre droit ne favorise-t-il pas à coup sûr une victoire du Rassemblement national, qu’il soit représenté par Marine Le Pen ou par Jordan Bardella ?
Vous me pardonnerez d’être encore plus effrayé par l’hypothèse Jean-Luc Mélenchon ! Tout est possible. Après, quand vous regardez à travers l’Europe, les cristallisations sont beaucoup plus rapides qu’avant. Ce qu’on croyait irrémédiable, à savoir l’arrivée au pouvoir des populismes, même si je n’aime pas le terme, n’a finalement pas été inéluctable dans certains pays européens.Le « libre-échange bashing » est une erreur monumentale, mais il faut que l’Europe cesse d’être naïve et d’accepter des accords lorsqu’ils sont déséquilibrés.
Si le RN avait obtenu, en juillet, une majorité suffisamment large pour gouverner, auriez-vous accepté un poste ministériel ?
Non, car je ne suis pas socialiste. Jordan Bardella a changé un peu d’approche, mais ce n’est pas ce qu’on voit à l’Assemblée nationale, où le RN reste assez proche du Nouveau Front populaire en matière de frénésie fiscale. Il est étatiste et centralisateur. Ce n’est pas mon approche.
L’ex-président du Conseil des ministres italien Enrico Letta a déclaré que le retour de Donald Trump aiderait l’Union européenne à « devenir adulte ». Est-ce que vous partagez son point de vue ?
Trump ou pas Trump, il faut que l’Europe raisonne en puissance. Il y a une constance dans la politique américaine depuis des années. L’Inflation Reduction Act adopté sous l’administration Biden, donc démocrate, a été un acte de guerre économique colossal, contre la Chine mais aussi contre l’UE. Cela veut dire que, indépendamment de la personnalité de Donald Trump, les États-Unis d’Amérique défendent avant tout leurs intérêts. Le protectionnisme, c’est comme la guerre : ça peut être nécessaire, mais dans la durée c’est toujours un échec. À terme, ça ne peut pas être un état permanent. Ce qui a toujours accompagné la prospérité collective et la richesse des nations, c’est le libre-échange. En revanche, ce libre-échange ne consiste pas à accepter les distorsions de concurrence. Il faut exiger la réciprocité, qui est la base du commerce, mais il faut de l’échange, car il aboutit à la concurrence, qui crée de la performance et de l’enrichissement. Le « libre-échange bashing » est une erreur monumentale, mais il faut que l’Europe cesse d’être naïve et d’accepter des accords lorsqu’ils sont déséquilibrés. C’est le rôle de la diplomatie. On est capable d’avoir un libre-échange équilibré
Retrouvez l’intégralité de son interview en cliquant ici.
Retrouvez l’entretien de David Lisnard pour le média «Le Diplomate».
LE GRAND ENTRETIEN DU DIPLOMATE avec David Lisnard, maire de Cannes, président de l’Association des maires de France et président de Nouvelle Energie, qui a publié au printemps dernier un essai, avec Christophe Tardieu, inspecteur des finances, aujourd’hui secrétaire général de France Télévision, Les Leçons de Pompidou aux Éditions de l’Observatoire. Un livre qui rend hommage à Georges Pompidou, le successeur du général de Gaulle, dont le bilan et l’action restent injustement encore trop méconnus…
Propos recueillis par Roland Lombardi
Le Diplomate : Dans votre livre, vous explorez l’héritage de Georges Pompidou. Quels aspects de sa présidence trouvez-vous les plus pertinents pour la France d’aujourd’hui, et pourquoi avez-vous choisi de vous concentrer sur ces aspects ?
David Lisnard : Georges Pompidou incarnait une solidité, une constance et une consistance dans le pouvoir qui inspiraient le respect et créaient de la confiance. Il ne jargonnait pas. Il disait les choses franchement, avec un langage très direct qui aurait pu apparaître brutal, mais qui en fait était ni condescendant ni méprisant. Surtout, il y avait des résultats. Avec lui, la France faisait mieux que le reste du monde, en matière de revenu par habitant ou de croissance. C’était une France de la performance. Par ailleurs, c’était le concret et le bons sens. Il savait que pour être un pays libre et prospère, il fallait travailler, s’industrialiser et savoir s’adapter à son époque. Avec Christophe Tardieu, nous souhaitions montrer en quoi Georges Pompidou a laissé une empreinte très positive. Il était également cohérent, n’était pas dans la posture et jamais dans le narcissisme théâtral, ce qui est rare en politique de nos jours. C’est peut-être aussi pour cela qu’il était tant aimé.
LD : Vous évoquez l’idée de modernité chez Pompidou. Comment pensez-vous que sa vision de la modernité pourrait être appliquée pour répondre aux défis actuels auxquels la France est confrontée ?
DL : Pompidou était un moderne enraciné. Il n’était pas dans la nostalgie. Il affrontait la modernité et voulait la maîtriser. Il nous enseigne que la démocratie ne peut exister et la liberté ne peut être garantie que si l’on est un pays fort et productif, qui se donne les moyens de ses ambitions. C’était l’industrialisation, l’élévation individuelle par la culture, le savoir et l’instruction. C’était la France du mérite républicain. Voilà un enseignement très précieux aujourd’hui, dans un monde de compétition et dans une société fragmentée. Par ailleurs, sa conviction que la culture constitue un vecteur d’unité nationale est d’autant plus pertinente et moderne de nos jours. Pour favoriser ce sentiment d’appartenance commune, qui transcende les diversités et renforce la concorde nationale, l’instruction publique et la culture française jouent un rôle central.
LD : Georges Pompidou était connu pour sa culture littéraire et artistique. Quelle importance accordait-il à la culture dans sa politique, et comment cela se traduit-il dans les politiques culturelles actuelles ?
DL : La culture a en effet imbibé la vie de Georges Pompidou depuis son plus jeune âge, dans le plus pur mérite républicain. Grâce à elle et par ses efforts, le petit fils de paysans et d’enseignants cantaliens devient major de l’agrégation de lettres et Normalien. Avec sa femme Claude, ils ont toujours rencontré et accueilli les meilleurs artistes de leur époque. Cela s’est retrouvé dans toute sa politique qui, parallèlement à l’industrialisation, plaçait l’instruction et l’émancipation culturelle au cœur de son action. Son projet qui deviendra à sa mort le Centre Pompidou est la manifestation spectaculaire de cette ambition. Et dans ce domaine aussi, Pompidou a poursuivi la politique de de Gaulle et Malraux pour rendre la culture accessible à chacun, partout. Hélas aujourd’hui, il manque une vraie politique culturelle à la France dont la priorité devrait être l’apprentissage de l’effort artistique et la rencontre avec les grandes œuvres de l’esprit pour tous les enfants du pays.
LD : Dans le contexte économique actuel, quelles leçons économiques de Pompidou devraient être, selon vous, mises en œuvre par les dirigeants contemporains pour favoriser la croissance et le développement ?
DL : Pompidou a démontré son inclination libérale par le soutien à l’économie de marché, l’apologie de la libre concurrence, la modernisation industrielle, l’innovation ou encore l’ouverture de la France sur l’économie mondiale, ce qui témoigne d’une approche favorisant l’entreprise et la compétitivité. Malheureusement, les termes ‘’économie’’ et ‘’libéralisme’’ demeurent en France des ‘’gros mots’’. Pompidou fustigeait d’ailleurs déjà ceux qui s’acharnaient à ignorer les lois essentielles de l’économie de marché, notamment le fait que les gains des entreprises non seulement n’ont rien d’antisocial, mais sont la matière même dont peut se nourrir le progrès social.
LD : Pompidou avait une approche particulière de la politique internationale. Quels aspects de sa politique étrangère pourraient inspirer la France dans le contexte géopolitique mondial actuel ?
DL : Si l’on se place sur le plan européen, Pompidou n’envisageait pas l’Europe comme une entité supranationale se substituant aux nations. Il a toujours défendu une Europe des États, de la coopération et des projets, en particulier pour affronter les États-Unis et l’Union Soviétique, mais dans le respect de la souveraineté de chacun. Son approche se voulait, comme toujours, pragmatique et concrète, orientée vers le développement économique et l’amélioration de la compétitivité des États membres. Parallèlement, il alertait déjà sur les possibles dérives centralisatrice et technocratique, c’est-à-dire le risque que l’Europe devienne une machine à produire de la norme, plutôt qu’un cadre pour développer des ambitions et des projets.
LD : En quoi Georges Pompidou peut nous aider à appréhender la crise de civilisation de notre époque comme sur le rapport du pouvoir aux Français, et la manière de gouverner un pays dont les ferments de la division ne sont jamais loin ?
DL : Pompidou concevait l’autorité de l’État non comme un moyen d’oppression ou de contrôle sur la vie des citoyens, mais comme un cadre permettant à la fois la liberté individuelle et le bon fonctionnement de la société. Dans cette perspective, l’État doit exercer son autorité pour garantir la liberté, l’ordre public et la dignité de chacun, sans empiéter de manière disproportionnée sur les libertés individuelles. Il disait : « Gouverner, c’est décider ; décider, c’est choisir […] On ne gouverne pas avec des “mais” ». Je dirais même que gouverner, c’est l’art d’éliminer les “mais”. Cela raisonne beaucoup avec la période actuelle, celle d’une crise de la démocratie et de l’exécution. Pompidou, c’était une grande constance dans les principes et une grande souplesse dans l’action. Sa force était d’être un chef de projet face aux enjeux de son époque.
LD : Et pour la droite française. Quelle inspiration et quelle leçon peut-elle retenir de Georges Pompidou ?
DL : La droite du gaullisme, de la démocratie chrétienne et du libéralisme, doit revendiquer l’héritage pompidolien. Celui-ci peut se décliner dans la conciliation entre modernisation du pays et respect des traditions, industrialisation et amour du terroir, prospérité économique et cohésion sociale, élévation de l’individu par l’éducation et la culture. Citons aussi la tenue des comptes publics – à son époque, le budget de l’État était excédentaire –, la justice sociale et la dignité humaine. Nous devons aussi nous inspirer de ses principes constants : l’exigence permanente de la performance et des résultats, la liberté comme force de création, la remise en ordre du pays au service de la liberté et de la prospérité, l’unité de la nation par la culture, le savoir et l’instruction ou encore le sens de l’exécution des choses qui nous manque tant ! Nous en avons besoin pour redresser le pays.
LD : Comment espérez-vous enfin que votre livre influence le débat public et la perception de Georges Pompidou parmi les nouvelles générations de Français ?
DL : Je ne surestime par l’impact de notre livre ! Mais peut-être cela changera-t-il après cet entretien… Et j’espère que chacun en retirera qu’il n’y a pas de fatalité au déclassement français. L’échec ne vient que des lâchetés et du renoncement.
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Dans un entretien exclusif pour Paroles d’Élus, David Lisnard, Maire de Cannes et Président de l’AMF, partage ses réflexions sur les défis croissants auxquels font face les maires, entre bureaucratie grandissante et perte de civisme. L’occasion également de parler numérique et de l’importance cruciale de la cybersécurité et d’un certain… Georges Pompidou !
Paroles d’élus : Monsieur le président, en tant que Maire et Président de l’AMF, vous assumez une double responsabilité. Comment s’articulent-elles à un moment où les maires sont très sollicités, subissent des pressions multiples, au point que beaucoup renoncent à exercer leur mission ?
David Lisnard : Cela reste le plus beau des mandats, puisque c’est un mandat exécutif, extrêmement concret, un vrai mandat de praticien, qui donne la satisfaction du travail accompli. Dans les rapports avec la population, être maire est plutôt une communion qu’une punition !
Mais il est vrai que j’ai observé son évolution depuis 20 ans, de part la montée en puissance d’une bureaucratie étouffante, le code général des collectivités territoriales à titre d’exemple a été multiplié par trois ces deux dernières décennies, le code de l’environnement par dix en 10 ans, le nombre toujours plus croissant de procédures, d’injonctions contradictoires… Tout cela rend l’exercice du mandat de plus en plus compliqué, dans un contexte de perte de civisme, certains parlent de dé-civilisation – ils n’ont pas forcément tort -, et de violence croissante. Ces phénomènes combinés font que la dernière décennie a vu deux fois plus d’édiles rendre leurs écharpes. Pour ce qui est de l’articulation de ces deux missions, je le fais avec la foi du charbonnier, avec passion, et un jour j’aurai une autre vie, après ma vie électorale.
Paroles d’élus : S’agissant de Cannes, votre ville se signale par le nombre et l’ampleur des événements internationaux qui rythment son calendrier. Le Festival bien-sûr, mais aussi le MIDEM, le MIPCOM, le World IA Cannes Festival le MIPIM qui commence… sans oublier Canneséries… Êtes-vous satisfait de vos partenariats numériques avec Orange ? Peut-on faire plus et mieux ?
David Lisnard : Tout d’abord, nous sommes attachés à ce qu’Orange, une grande entreprise française, prospère et rayonne et soit présente dans des événements qui sont mondiaux. Cannes a été reconnue, pour la quatrième année consécutive, meilleure destination européenne pour les événements, et pour la deuxième année consécutive, meilleure destination mondiale par les World Travel Awards, les Oscars du tourisme, qui existent depuis 25 ans, face à Dubaï ou Barcelone.
Il y a donc une exception française qui est Cannoise. Aucune ville française n’avait reçu ces trophées. Orange s’inscrit dans cette chaine du savoir-faire, il faut s’en féliciter. C’est aussi d’ailleurs une vitrine pour Orange. Je pense qu’il faut qu’on aille plus loin, qu’Orange nous utilise beaucoup plus comme vitrine, et pas seulement dans le cadre de la relation client / fournisseur. En tout cas la Ville de Cannes se félicite du travail qui est fait, même si parfois les relations sont plus compliquées avec les usagers et les professionnels.
Paroles d’élus : Compte tenu de la puissance et de la visibilité de ces événements et Salons, quelle est votre politique concernant la cybersécurité ? Est-ce un problème que vous avez déjà dû affronter ?
David Lisnard : Oui, c’est un problème que nous avons affronté, comme malheureusement beaucoup d’entreprises, d’entités publiques, y compris notre hôpital à Cannes. On a eu une grosse attaque l’année dernière, mais les Pare-feu ont fonctionné. Je viens de lancer une nouvelle démarche car je pense que nous ne sommes pas assez performants en la matière. Avec donc une externalisation de prestations. On est en train de travailler non seulement sur la protection des cyber-attaques mais aussi sur toute l’architecture numérique de la mairie et de l’intercommunalité. Au-delà, j’ai lancé une démarche très proactive en matière d’IA, pour améliorer les interfaces avec les usagers, le back office administratif, en liant IA générative et robotique, et arriver à faire des économies d’échelles.
Pour vous donner plus d’actions concrètes, on a fait à plusieurs reprises des audits de sécurité, ciblés par les tiers experts, nous avons sensibilisé nos personnels aux cyberattaques, afin qu’ils suivent toutes les recommandations dans la mise en œuvre des mesures de protection. C’est une supervision H24 des alertes de sécurités.
Paroles d’élus : Cannes est aussi une ville de 75000 habitants, dont des retraités. Est-ce une population connectée, qui bénéficie de la fibre ? Est-elle assez informée de la prochaine extinction du cuivre ? Quelle est l’action de la Ville pour permettre aux habitants de mieux apprivoiser le numérique ? La transition entre la télévision hertzienne et la TNT a montré combien le rôle des collectivités est précieux pour accompagner certains administrés parmi les plus fragiles.
David Lisnard : La fréquentation des réseaux sociaux montre que les personnes âgées y sont très présentes, sur Facebook notamment. On a des clubs d’informatique, des cours de numérisation, par exemple Cannes Senior Le club, qui est très fréquenté. Il y a une offre d’apprentissage des usages numériques portée par la Ville. Bien-sûr, il y a un souci de Très Haut Débit, de connexion, de délai d’action par Orange, qui doit progresser dans sa relation avec les clients réels et potentiels.
Quant au cuivre, c’est un sujet national que l’AMF porte depuis longtemps. Le démantèlement du cuivre doit passer par l’installation préalable du Très Haut débit. L’enjeu est là. Le démantèlement du cuivre est un facteur d’amplification de fracture numérique. Nous faisons très régulièrement des réunions à ce sujet avec les responsables d’Orange et les comités directeurs de l’AMF.
Paroles d’élus : Parmi les préoccupations des élus, diriez-vous que l’accès au très haut débit, le déploiement de la fibre, les zones mal couvertes s’inscrivent au premier rang ? Avez-vous le sentiment que les opérateurs, et surtout Orange, opérateur historique, en font assez pour combattre la fracture territoriale ?
David Lisnard : Oui bien-sûr, c’est au premier rang. C’est le cas en zone urbaine, où on ne comprend pas que dans certaines zones à forte densité, tout ne soit pas encore installé. Orange met parfois en avant des problèmes d’urbanisme, lié à la ville, ce qui n’est pas toujours vrai. C’est un motif de tension. Je l’ai vécu. Et c’est évidemment encore plus cruel dans des zones blanches.
Il y a eu une religion du « Tout fibre » qui a été à mon sens une erreur il y a une dizaine d’année, j’avais écrit au Premier Ministre Manuel Valls à l’époque pour inciter aussi au recours à des solutions satellitaires, qui, en Haut débit +, voire même en très haut débit sont performantes, et dans ces zones à faible densité présentent un rapport coût / avantages intéressant.
Paroles d’élus : Sur un plan plus personnel, vous avez publié, avec Christophe Tardieu, un livre sur Georges Pompidou. Pourquoi ce Président là, et pourquoi aujourd’hui ?
David Lisnard : Georges Pompidou aujourd’hui, car nous avons célèbré les 50 ans de sa mort le 2 avril dernier. Le livre est sorti le 27 mars aux éditions de l’Observatoire. J’avais déjà écrit un livre avec Christophe Tardieu sur la culture, et je sais que nous écrivons facilement à « quatre mains ». Pourquoi ce Président ? Dans les discussions que nous avions eues, j’évoquais ma pompido-mania , qu’il ne partageait pas complétement, car il est plutôt un Gaulliste historique. Personnellement Je suis venu à De Gaulle par Pompidou, alors qu’il est venu à Pompidou par De Gaulle, comme nous l’avons écrit dans l’introduction.
Dans la période actuelle, le Premier Ministre Pompidou, ainsi que le Président Pompidou, renvoient, sans tomber dans la nostalgie – car les époques ne sont pas les mêmes – à une période où la France était vraiment maitresse de son destin. Il y avait sous Pompidou une ambition française, dans tous les domaines, et en particulier une qualité des services de l’Etat bien supérieure à ce que l’on rencontre aujourd’hui. Nous avons donc des leçons à en tirer. Comme d’ailleurs de toutes les grandes figures de notre Histoire de France, de Saint Louis, au Général de Gaulle, en passant par Philippe Auguste ou Napoléon. Il y a aussi le fait que Pompidou nous est apparu comme le président peut être le plus méconnu.
D’ailleurs c’est celui qui a fait l’objet du plus petit nombre de publications. Pourtant il a été le Président d’une France dont nous pouvons être fiers : politique industrielle ambitieuse, qui se dote d’une souveraineté énergétique , qui arrive à tirer profit d’une stratégie de la planification sans tomber dans les lourdeurs du Plan. Une France qui rayonne sur le plan culturel, qui fait le lien entre la culture classique et l’art contemporain. Il n’est pas dans l’emphase, déconnectée des réalités et des capacités réelles du pays. Il est dans la volonté et l’action, qui se retrouvent de manière ambitieuse dans l’aménagement du territoire et non pas des territoires, pluriel abominable qui marque la fragmentation de la société et l’absence de politique au service du bien commun. Et je n’oublie pas sa capacité d’anticipation notamment sur la question de l’écologie : il a en effet créé le premier ministère de l’environnement en 1971.
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L’actuel président de l’Association des maires de France (AMF), David Lisnard, a été le collaborateurde l’ancien, Jacques Pélissard, à Lons-le-Saunier. Ensemble, ils reviennent sur la création de l’AgenceFrance locale (AFL), qui fête ses dix ans, et évoquent l’accès aux financements pour les collectivitésdans un contexte toujours plus contraint.
L’Agence France locale (AFL) fête cette année ses dix ans. Comment est née l’idée d’une banque détenue par les collectivités ?
Jacques Pélissard : En 2008, en raison de la crise des subprimes et des difficultés de Dexia, les collectivités locales avaient du mal à emprunter, avec une tension forte sur le financement des investissements. J’ai retenu la démarche novatrice de l’Association des communautés urbaines de France, qui avait lancé deux emprunts, en 2004 et en 2007, pour faire appel directement aux marchés financiers. J’ai contacté Gérard Collomb, alors président de l’association, et Michel Destot, président de l’Association des grandes villes de France. Ils faisaient face aux mêmes contraintes financières. Mais Bercy ne nous a pas aidés, c’est le moins qu’on puisse dire ! Il était occupé à gérer les emprunts toxiques et à reconstituer un pôle sur les cendres de Dexia. Le ministère montrait donc une forte réticence à l’encontre de l’Agence France locale, qui pouvait faire concurrence à ce pôle restructuré. Nicolas Sarkozy et François Baroin, alors ministre de l’Economie, étaient tétanisés par le fait que l’on puisse faire appel à la garantie de l’Etat, alors que nous voulions créer une structure de collectivités indépendante de l’Etat. Il n’était pas question que l’on lui demande sa garantie !
David Lisnard : Depuis 2015, ma communauté d’agglomération (la communauté d’agglomération de Cannes pays de Lérins, ndlr), dont j’ai la responsabilité, est adhérente et actionnaire. On a vu l’opportunité d’obtenir un véhicule financier permettant à la fois d’être indépendant de l’Etat et de ne pas dépendre des soubresauts du marché. Je précise que je n’ai aucune considération affective lorsque je souscris à des emprunts. Je prends ce qu’il y a de plus performant. Et la performance c’est le taux, mais aussi le montant et la réactivité. Car l’emprunt n’est pas que de la technique financière, c’est aussi la capacité de concrétiser un projet de mandat, donc de faire vivre la démocratie locale.
Quel bilan faut-il tirer de cette décennie passée ?
J. P. : D’abord, toutes les collectivités devaient pouvoir être adhérentes. Pour l’AMF, qui veille à l’égalité de traitement de toutes les collectivités, à risque égal, les taux sont les mêmes, quelle que soit la commune. On a aussi développé la réactivité de l’AFL avec une expertise sur plusieurs sujets autour de la transition écologique. Ensuite, on s’est inscrit dans une démarche de développement durable, mais on a refusé les prêts verts. Ce n’est pas à une banque de sérier les prêts en fonction des objectifs définis par un tiers. C’est la commune qui décide d’emprunter et d’affecter son prêt.
D. L. : L’AFL a pour mandat exclusif de prêter aux collectivités, ce qui est, pour elles, une source de sécurité supplémentaire. Les prêts verts se font forcément au détriment d’autres financements et c’est aux élus de décider des priorités, pas à l’organisme prêteur ni à l’Etat.
Certaines collectivités rencontrent actuellement des difficultés à emprunter…
D. L. : On retrouve, depuis quelques mois, un renchérissement du coût du crédit et une raréfaction de l’offre bancaire. Et nous ne sommes qu’au début de la crise des taux, parce que, s’ils n’augmentent quasiment plus, l’inflation devrait de son côté reculer, maintenant ainsi les taux réels très élevés. Le contexte actuel a donc des points communs avec ce que l’on a affronté au milieu des années 2000.
Aujourd’hui, quel est l’enjeu financier principal ?
D. L. : Rien qu’en matière de transition écologique, le besoin annuel d’investissement se situerait entre 12 milliards et 20 milliards d’euros, selon les sources. Aujourd’hui, on est autour de 7 milliards d’euros par an. Nous en sommes très loin, y compris l’Etat avec son fonds vert. L’enjeu est bien d’accélérer les investissements, donc de faciliter l’accès au financement, qui est actuellement très verrouillé, et de préserver la capacité d’autofinancement des collectivités territoriales.
Comment jugez-vous le niveau d’épargne des collectivités ?
J. P. : Le niveau d’endettement équivaut à quatre années et demie de leurs recettes de fonctionnement. Bercy s’inquiète à partir de douze ans. Elles ont donc une marge pour emprunter.
D. L. : On observe une baisse de l’épargne nette, avec un effet de ciseau pour les départements, qui arrive aussi dans les communes. Nous n’avons pas retrouvé le niveau d’investissement d’avant-Covid, alors que nous sommes sur la deuxième partie de mandat, celle où se concrétise le plus de crédits de paiement dans le cycle des mandats. Je rappelle que la dépense totale des collectivités territoriales françaises représente 11,4 % du PIB, là où la moyenne européenne est près de 18 %. Donc le volume de la dépense globale des collectivités est inférieur aux standards européens. En revanche, nous représentons 70% des investissements publics. Cela interroge, lorsqu’on a conscience de ces chiffres. Le fait que la DGF soit devenue une des principales ressources des communes et qu’elle diminue pour 40 % des communes sur 2024 au regard du projet de loi de finances, c’est un souci. Donc, dans la réalité financière, les collectivités territoriales ne sont pas le problème des comptes publics de la France. Il vient des comptes de l’Etat et des comptes sociaux. Et les excédents des collectivités qui sont d’ailleurs en train de plonger de 4 milliards à 1 milliard pour le bloc communal vont en déduction du déficit de l’Etat lorsque les comptes sont présentés à Bruxelles alors que la dette des collectivités ne représente que 9 % du PIB sur un total de plus de 110 % du PIB. De plus, la dette des collectivités ne porte que sur des actifs, sur les investissements, en vertu de la règle d’or. C’est un élément fondamental à comprendre. Aujourd’hui, il y a un besoin de financement. Il faut y répondre par l’emprunt, peut être en revoyant les durées de remboursement ou en établissant une critérisation pour assouplir les conditions dans le temps et dégager ainsi rapidement plusieurs dizaines de milliards de capacité de financement. Tous ces éléments jouent sur l’autofinancement. Mais celui-ci dépend d’abord des dépenses de fonctionnement. Or, au moment où on nous dit dans le projet de loi de finances qu’il faut être en dessous de 0,5 % de l’évolution de la trajectoire des dépenses publiques, le gouvernement annonce un plan école. Nous allons devoir le porter. Il annonce aussi la réintégration des accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) dans les dépenses de fonctionnement, qu’il faudrait mettre des gardiens dans les écoles, etc. L’injonction contradictoire a ses limites.
Certains débats ne semblent pas avoir évolué depuis dix ans…
J. P. : Je me souviens que le Comité des finances locales parlait déjà d’étouffement en 2011, quand François Fillon décidait de geler la dotation globale de fonctionnement (DGF) ! Outre ce combat sur la DGF se pose la question des impôts : après avoir guerroyé contre la réforme de la taxe professionnelle à l’époque, nous avions réussi à préserver le produit fiscal pour les communes, mais les départements avaient en revanche trinqué. L’autre question récurrente est celle des bases locatives. Aujourd’hui, il n’y a plus de taxe d’habitation parce qu’il a été plus facile de la supprimer et de la remplacer par une dotation, via la TVA en particulier, plutôt que de réviser les bases. Les communes n’ont plus que le foncier bâti. C’est un peu court en termes d’autonomie financière. Alors je dirais que, derrière certaines constantes, il existe une aggravation de la situation financière des collectivités locales.
D. L. : Nous subissons une recentralisation fiscale après la disparition de la taxe professionnelle, de la taxe d’habitation et de la cotisation sur la valeur ajoutée. On nous met sous perfusion, il y a bien une régression de l’autonomie financière. Cette recentralisation se ressent jusque dans les appels à projets qui nécessitent une ingénierie dont disposent seulement les grandes entités. Aussi, malgré une situation financière favorable, beaucoup de communes se retrouvent ainsi dans une incapacité matérielle d’investir et d’exécuter leurs projets de mandat.
L’AMF est-elle favorable à la création d’un impôt local ?
D. L. : Oui. Nous portons l’idée de la responsabilité locale. En tant que maire, je veux rendre des comptes à mes habitants. Je veux être incité à la sobriété fiscale, donc lever l’impôt. La concentration de l’effort fiscal sur les propriétaires est profondément injuste. Elle crée des tensions entre les habitants. Quand une commune n’a plus du tout de DGF, cela veut dire que le financement repose exclusivement sur les propriétaires. Sans jouer à se faire peur pour rien, on peut parler d’étouffement des ressources locales, mais ce n’est pas seulement financier. Cela vient aussi d’une inflation exponentielle des normes. Cette réalité amplifie la distorsion entre des collectivités qui peuvent trouver les compétences pour gérer ces normes et d’autres qui n’en sont pas capables.
Mais Bercy propose de travailler sur les normes pour réaliser des économies ?
D. L. : Comme j’ai une certaine expérience de la vie, dès que j’entends parler de choc de simplification, je sais qu’à la fin, ce sera plus compliqué. Je remarque qu’avant le congrès des maires (qui se tient du 21 au 23 novembre, à Paris, ndlr), nous sommes l’objet de beaucoup d’amabilités, que nous acceptons avec grand plaisir.
J. P. : Malgré la mise en place d’un conseil d’évaluation des normes, leur masse et leur coût n’ont pas diminué. Je pense que si on doit un jour diminuer les normes, il faut un transfert des compétences de façon à ce que la norme s’adapte à la réalité locale. Tant que la norme est nationale, elle sera coûteuse et déconnectée du terrain.
Pourquoi les collectivités locales devraient-elles être les seules à voir leur ressource principale, la DGF, indexée sur l’inflation ?
D. L. : Il faut savoir à quoi correspond la DGF : ce n’est pas du revenu, ce n’est pas de la croissance. On ne peut pas, d’un côté, avoir transféré des responsabilités à travers la loi de décentralisation et supprimé des ressources locales et, de l’autre, ne pas garantir leur compensation en euros constants. C’était l’engagement de l’Etat. Jusque dans les années 2000, la question ne se posait même pas ! Ce discours est pernicieux et parfois empreint d’un populisme mondain de la part de Bercy qui consiste à dire « vous devez participer à l’effort de redressement ». Mais les collectivités le font tous les jours ! Donc le fait de ne pas indexer la DGF, c’est un prélèvement de l’Etat : quand l’année dernière l’Etat augmente la DGF de 320 millions alors qu’avec l’indexationelle aurait dû augmenter de 890 millions, l’Etat prélève en fait plus de 550 millions. L’Etat s’exonère des efforts qu’il demande aux autres. C’est ce qui agace beaucoup. La performance ne vient que de la responsabilité. Et ce n’est pas en asséchant les collectivités qu’on aura de la performance.
On parle de marché bancaire pour se financer, mais aussi de mécénat, de tiers-financements, de fonds d’investissement…
D. L. : Toutes ces sources sont pertinentes. Mais elles sont marginales dans les besoins. Le tiers-financement peut être intéressant lorsqu’il est bien conçu, quand il ne s’agit pas de partenariat public-privé qui est une façon de faire du hors-bilan dans l’immédiat, mais de plomber les dépenses de fonctionnement pour plusieurs décennies.
Les budgets verts pour les collectivités ont intégré le PLF pour 2024. Qu’en pensez-vous ?
D. L. : On veut nous imposer des budgets verts. Ces thèmes font partie de la totalité du budget et les citoyens sont des adultes qui doivent évaluer leurs exécutifs locaux sur le respect des engagements environnementaux choisis par les citoyens.
J. P. : Quand sont sortis les contrats de performance énergétique, j’ai insisté pour que toute la partie investissement soit assurée par la ville. Le fonctionnement pouvait être assuré dans le cadre du contrat performance énergétique par les paiements de fonctionnement mais l’investissement a été public.
Quel regard portez-vous sur les dix ans qui se sont écoulés pour les collectivités ?
J. P. : J’ai vu plusieurs changements. Il y a aujourd’hui de la part de la population, de groupes de personnes, des réseaux sociaux – qui à l’époque n’existaient pas – une pression considérable sur les maires. Il y a quelques années, un maire giflé, on en parlait pendant un an ! Aujourd’hui, c’est un phénomène qui peut être beaucoup plus fréquent. Donc la pression sociale a changé. Mais la perception de L’État par les collectivités, elle, n’a pas changé depuis des années. L’AMF a toujours demandé à l’Etat de faire confiance aux collectivités, d’être des coproducteurs des réglementations. Nous ne sommes pas là pour appliquer ce qu’il décide, mais pour décider ensemble. Ceci n’a pas changé. Moi j’admire beaucoup David parce qu’il arrive à piloter une structure belle et puissante qui est l’association des maires de France dans un contexte qui, à mon sens, est plus tendu socialement et financièrement, et par rapport à l’Etat qu’il y a quelques années.
D. L. : Nous sommes face aux défis environnementaux et numériques. La révolution de l’intelligence artificielle n’en est qu’à ses débuts, mais elle va tout balayer, pour le meilleur et pour le pire contre le cancer, la sécurité, la logistique urbaine, mais aussi pour le pire, c’est-à-dire une possibilité de restriction des libertés et du rôle de l’humain dans la société. C’est un défi fantastique, y compris à l’échelle locale. Parallèlement, nous vivons une crise démocratique : taux d’abstention record, violences envers les élus – en un an + 32 % – polarisation très dure qui catalogue de suite et rend difficile un raisonnement équilibré. Le fait que dans les sondages, les 18-34 ans mettent sur le même plan les démocraties, les régimes illibéraux et les dictatures. Cette crise se caractérise aussi par l’impuissance publique, avec de plus en plus de dépenses publiques, des fonctionnaires moins bien payés qu’ailleurs. La seule façon d’en sortir est de faire appel à la subsidiarité, à la responsabilité locale. Qu’on nous donne le pouvoir réglementaire !


